image vertige

L’œuvre de Morgane Le Guillan trouve ses points d’ancrage dans une veine actuelle d’artistes portant une réflexion sur le destin du corps, motivée par une évolution scientifique où l’image du corps glorieux et entité close se dissipe au profit d’une déchirure béante vers le corps biologique, mécanisé, fantasmé, en perte de lui-même.

Initialement portée par un regard critique envers la démesure productiviste propre à l’ère de la consommation de masse, Morgane Le Guillan reste fidèle à ses questionnements initiaux sur la place préservée à l’individualité et à la construction identitaire dans cette société du progrès, tout en les abordant de manière moins frontale, engagée depuis une dizaine d’années dans une « recherche plus intuitive » des formes et des matières organiques.

A l’instar des propositions plastiques de l’artiste Bernard Lallemand, l’univers de Morgane Le Guillan emploie mais dépasse un langage global sur les limites du corps organique et identitaire pour plonger à même le corps sensible qui s’explore de l’intérieur. Dans ses pièces, une communication de sens s’engage entre l’intériorité et l’extériorité du corps ne pouvant alors plus se résumer à un organisme préétabli. Cette prise de liberté révélatrice dans l’agencement du corps fait directement écho au « corps sans organes » amené par Artaud et développé par Deleuze quant à l’étude de l’œuvre de Bacon : un corps qui, afin d’atteindre une unité de rythme, doit se délester de l’organisation primaire du corps vécu pour plonger dans le chaos, seul garant de l’avènement du « corps intensif », du corps-sensation. Chez Bacon, « la chair remplace les organes, le visage la tête » pour que celui qui regarde ne voit plus un amas de chair figé devant lui mais bien la chair, sa propre chair, en train d’être parcourue par cette onde sensible qui l’anime, la rend à la vie en train d’agir. Si cruauté il y a dans l’acte de rendre au visible ce qui nous habite de l’intérieur, alors elle ne se situe pas dans la représentation fidèle de cette réalité mais dans « l’action des forces sur le corps, ou la sensation (le contraire du sensationnel) », cruauté de la dissemblance qui se fait la ressemblance la plus cruelle.

Morgane Le Guillan use de cette inquiétante évocation, plus habile que toute image trop réaliste, trop exhibitionniste quant au corps biologique que nous sommes. Les objets qu’elle réalise se défendent de toute catégorisation, de tout caractère fonctionnel et définitif. C’est dans « l’indécidabilité » que se déploient les forces mises en jeu dans ses objets ayant peut-être pour seule attribution fixe d’être chaque fois le déclencheur qui ouvrira vers la possibilité suivante. Peut naître alors un sentiment de prolongement du corps réel parce qu’il est ressenti en pleine palpitation, en plein devenir, avec cette intensité organique et émotive dont l’authenticité demeure dans l’impossibilité de la représentation.

Seule une croyance viscérale en la transgression comme réalité telle que peuvent l’envisager -certes avec tout ce qui par ailleurs les sépare- Bataille ou Bellmer, permet l’engagement dans une œuvre qui n’existe que parce qu’elle est toujours questionnée et où, en définitive, seuls comptent la mise en relation des éléments qui la composent et le processus de travail qu’ils incarnent. Une formule reprise par Hans Bellmer en conclusion de son chapitre sur « les images du moi » dans l’anatomie de l’image rend au plus juste ce qui est en jeu dans ce mouvement paradoxal vers la forme : « L’opposition est nécessaire afin que les choses soient et que se forme une réalité troisième ».

Les œuvres de Morgane Le Guillan s’inscrivent dans la lignée de « l’extraversion » et de l’« anagramme » selon Bellmer : un mouvement du dedans vers le dehors où tout est visible et ouvert, sans frontière aucune et en relation constante ; et une fragmentation offrant d’infinies combinaisons qui subliment le corps dans tous ses états. Cette appréhension du corps si atypique prend notamment effet au travers des objets constituant l’œuvre intitulée Tores (1999). Ils se présentent comme d’énormes orifices inscrits dans une inversion sans début ni fin et dont l’ambivalence sexuelle se fait activateur de fantasmes sans limites. L’importance accordée à l’ouverture en même temps qu’à l’indétermination ménage dans l’œuvre de Morgane Le Guillan une part de mystère faisant systématiquement vibrer la corde sensible de l’imaginaire.

Cette distorsion du réel est d’autant plus efficiente que l’artiste s’attache à référencer la forme à défaut de vouloir la définir, la majorité de ses œuvres recelant de nombreuses connotations : « corporelles, sexuelles, ludiques, cellulaires, virales, animales, etc. ». Cette récurrence dans les repères qu’elle accorde à son public participe de l’effet de trouble que provoque ensuite leur détournement. Ils constituent la base concrète d’un langage faisant de la transformation du réel une métaphore qui le questionne, l’éprouve de l’intérieur.

Ce langage de la (per)mutabilité rend possible une continuité avec l’environnement dans lequel sont placés les objets, y compris avec le spectateur. Les pièces dialoguent entre elles au fil du processus, mais elles renvoient également à l’autre, corps-spectateur, corps-explorateur qui par son expérience de l’œuvre rend effective dans l’espace d’exposition la transformation contenue à même la plasticité de l’objet. Ce dernier oscille ainsi de manière permanente entre une apparente autonomie et un état de toujours en travail auquel participe le corps-sensation du public rendu à la fois témoin et acteur de ce devenir. L’œuvre Connexions (2000) évoque ensemble l’idée d’un prolongement du corps et la recherche d’agencements inédits dans les rapports du corps à l’altérité. L’artiste explore à nouveau ce questionnement identitaire par une nouvelle configuration du corps dans la série photographique "Vertige".

Là où Bernard Lallemand fait appel à l’appareillage pour investir le corps de ses nombreux autres possibles, Morgane Le Guillan agit à même la matière qu’elle malaxe, malmène, déforme, fragmente pour exprimer un corps en perpétuel devenir. La transformation continue fait partie intégrante de ce corps jamais livré en l’état mais traduit en un terrain de jeu des formes et des sens qui perturbe par l’attraction qu’il provoque tout en maintenant son caractère répulsif.

L’emploi de matériaux tels que le silicone, la mousse ou le latex affirme une volonté de produire des objets directement référencés au domaine médical et permet une grande liberté de manipulation, de transport, de transformation. Associé au choix des formes, des textures et des couleurs, cet emploi engage le spectateur dans un dispositif de mise en tension vis-à-vis de l’objet regardé. Ici se détermine la notion de jeu ambigu très présente dans l’œuvre de Morgane Le Guillan, un jeu d’attraction-répulsion enclenché par l’aspect séduisant attribué à des éléments aux résonances peu engageantes, parfois même angoissantes. Cette indétermination délibérée, proche du piège, fait de nouveau écho au pouvoir de l’informe traité par Bataille qui défend un rapport plus probant, par comparaison à la représentation fidèle du corps, de la dissemblance évocatrice dans un processus d’identification douloureux de celui qui regarde.

Les pièces de Morgane Le Guillan inspirent cette inquiétante étrangeté que la sculpture et l’installation rendent sensible et palpable. Elles investissent le corps du spectateur d’une zone de trouble entre l’attraction charnelle et le malaise ressenti devant le caractère intrusif d’un corps étranger : appâts quelque peu menaçants qui ne vont pas sans rappeler le pod de David Cronenberg dans son film Existenz (1999). Le regardeur se trouve pris dans ce dilemme d’un désir activé par une invitation au tactile que l’interdiction de toucher et les connotations répulsives des objets réfrènent. Dans ses œuvres Lit rose (1998) et mon amour pour vous est intact (2004), des formes sensuelles, presque charnelles côtoient la froideur métallique d’éléments aseptisés qui « renvoient directement à l’emplacement et à la position du corps, ainsi qu’à diverses fonctions et activités ».

Cette ambiguïté que l’œuvre de Morgane Le Guillan partage avec les sculptures de Léo Delarue et sublimée dans l’esthétique si unique de Matthew Barney, participe de la notion de temps investie dans le dispositif d’exposition : les éléments grouillent, se répondent, débordent les limites de l’évidence et le mouvement de recul qui succède à l’attirance préserve d’une lecture trop aisée des œuvres. Le trouble force la durée du regard parce qu’il attise la curiosité où se mêlent « affinités et incompréhension », allant jusqu’à l’expression de sentiments extrêmes, parfois viscéraux, aussi paradoxaux que la convoitise et le rejet.

Le festin (2006) déploie dans l’espace l’apogée de cette intensité émotionnelle issue d’une résistance contradictoire. Il illustre un autre paramètre essentiel dans ce jeu du désir engagé par l’artiste : la séduction autant que la cruauté du réel ne peuvent coexister que dans l’humour, un humour grinçant, noir dont la perspicacité enchante autant que la lucidité meurtrit. Cette ironie du décalage se manifeste entre autre dans les titres des œuvres, une part essentielle du dispositif qui met à l’épreuve le visiteur. Ainsi sont inscrites des touches de poésie sur de séduisants étalages de viscères comme Le festin, mon amour pour vous est intact ou en attendant (2007).

Morgane le Guillan use de « tous ses charmes » pour reformuler sans cesse l’indicible angoisse de la perte de soi face à la béance et au morcellement de l’identité vécus dans le marasme insensé que génère la fulgurance de l’avancée scientifique. Ses dessins, sculptures, installations et photographies énoncent chaque fois une nouvelle proposition pour penser cette perte et la déjouer par un rapport au monde et à soi qui vient ébranler la réalité aliénante en offrant la vivifiante alternative de pouvoir se définir dans l’impossible : « L’objet identique à lui-même reste sans réalité ».

S.Dauget

 

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IN VITRO

Au regard des inquiétants objets et des formes étranges qui en synthétisent  aujourd’hui le travail, l’imaginaire de Morgane Le Guillan se nourrit assurément des agissements de la biologie (voire de la microbiologie), de l’embryologie expérimentale comme de la mutagenèse. Depuis une dizaine d’années, cette artiste s’aventure ainsi dans l’univers des sciences du vivant pour y puiser les modèles et les prototypes de son activité mais aussi pour en stigmatiser, avec un subtil soupçon d’ironie, les écarts les plus sinistres (1). De fait, ses premiers projets dénonçaient une mécanisation à outrance de l’individu et les exploitations abusives du corps selon des finalités culturelles, politiques ou économiques souvent frauduleuses. De fait, également, Le Guillan ne cesse de s’interroger sur le devenir du corps dont la malléabilité, infailliblement, se confirme chaque jour un peu plus. Les hybridations, les manipulations génétiques ou les mutations la mèneront alors à s’intéresser à la fois aux prospections, plus clandestines, en bactériologie (ou en virologie), aux bouleversements en protistologie ou encore aux (récentes) tentatives en immunologie. Une manière de rappeler, à la suite de Dominique Lestel, que « l’art biologique » ne repose pas sur le vivant mais plutôt sur les mécanismes du vivant (2).


Du corps réel, concret, évident, elle en explore l’organisme jusqu’à en extraire puis isoler quelques substrats, quelques cellules, des unités fondamentales, morphologiques et fonctionnelles d’une originale abstraction. Elle parvient à proposer une vision du corps au-delà du corps. Un corps (quasiment) irréel, fantasmatique, une pure construction de l’imaginaire. Un corps fictif et théorique, un corps spéculatif devenu envisageable par l’évolution scientifique qui, il faut bien le reconnaître, élargit considérablement la définition même du corps humain. Leucocytes, érythrocytes, astrocytes, oligodendrocytes,  autant de cellules arachnéennes qui, certes, fournissent à Morgane Le Guillan le motif d’une recherche approfondie sur les matières, les formes et les textures de ses objets, par ailleurs aisément transportables et manipulables, d’une qualité suggérant toujours souplesse et sensualité, où le sentiment d’attraction se mesure à celui de répulsion. Mais, surtout, ces cellules lui fournissent le moyen de certifier que rien ne commence ou ne s’arrête à la peau. Car l’ambivalence du travail se trouve bien là : chaque pièce, chaque œuvre, dans sa visibilité, nie toute frontière entre un dehors et un dedans (du corps), ne présente aucun maniement logique en-soi (cf. Les Tores, sortes de sphincters sans début ni fin, expansibles à volonté) ou ne renvoie à une fonction (ou à une propriété) rationnelle déterminée (cf. Le lit rose). Le sens, donc, se dérobe constamment. A la fois ouverte et fermée, chaque proposition n’offre, heureusement, jamais de souveraine signification et sait rester un récit pour tout le monde (de l’artiste au spectateur). Ici, les objets ne décident de rien, ils « sont laissés à l’état manifeste de devenir, de forme au travail. La transformation inhérente au vocabulaire plastique trouve son état factuel dans l’état rendu toujours plus fluctuant de la perception du spectateur » (3). Au fond, l’ensemble du travail de Morgane Le Guillan, des pseudo-prothèses au parc pour enfants, nous pose insidieusement une question horriblement complexe mais tellement actuelle : « comment reconstituer la personnalité d’un individu à travers le discours biomédical post-moderne ? »…

Rémy Fenzy, février 2002


1 Tout en effectuant ses études d’art, Morgane Le Guillan a fréquenté avec une certaine diligence le laboratoire de cytogénétique du CHU de Nantes.
2 Dominique Lestel, « La manipulation artistique du vivant » in Art Press, n°276, février 2002, pp. 52-54
3 Paul Ardenne, « Charles Long »  in Art Press, n°227, septembre 1997, p. X

 

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Extraits de la thèse de Julie Gauthier en esthétique et sciences de l’art, présentée et soutenue publiquement le 24 novembre 2003.

Esthétique du féminin et art féministe.
La question du genre dans l’art contemporain
(en Europe et aux Etats-Unis de 1960 à nos jours)

« Chez Morgane Le Guillan, la sculpture et l’installation sont le territoire d’un questionnement sur le corps. Elle donne forme à des éléments organiques et fragiles, qui évoquent avec ambiguïté organes, viscères et fluides corporels. Au regard de ses formes, qui inspirent plus le contact sensuel du toucher que la simple contemplation, on se surprend à vouloir effleurer ces œuvres, en mesurer la mollesse, le gluant ou la douceur. Posées au sol ou accrochées au mur, d’un volume ambigu, ses œuvres restent toujours proches de l’informe, sorte de dépouilles d’organes de quelques monstres imaginaires. 

 « Le Parc », réalisé en 2002 en est le plus parfait exemple : des formes organiques et sensuelles sont entassées au centre d’un parc pour bébé aux dimensions démesurées. Réalisés en mousse, ces globules aux allures anthropomorphiques sont chacun pourvu d’un ou plusieurs tuyaux qui s’évasent en leur extrémité comme des masques respiratoires. Leurs corps, ronds et souples, formés d’un, deux ou trois bombés plus ou moins grands, s’amoncellent les uns sur les autres. Leur surface, pour ne pas dire leur peau, est réalisée en latex coloré dans toutes les déclinaisons du pastel, des roses, des bleus et verts tendres, des jaunes effacés, des violets virant au mauve guimauve…
Pathétiques parce qu’informes et avachies, ces formes étranges le sont d’autant plus au milieu de ce parc en bois, transformées en rejetons d’un autre monde.

Partie d’un postulat scientifique, d’une étude minutieuse des formes que peuvent prendre des ovocytes ou des spermatozoïdes congelés, en passant par les hormones de croissance et les cellules grossies par un microscope, l’artiste part à la recherche de formes à la fois expressives et chargées de sens pour tous, autant que totalement personnelles.
Certaines sont remplies de sables, d’autres, globules de mousse sont parsemés de protubérances agressives comme pour se protéger des attaques extérieures. Tous ces globules informes aux couleurs de bonbons, sans yeux ni bouches, mais expressifs et familiers, semblent vouloir nous dire quelque chose. Inertes, flasques, parfois piqués de leur propre système d’autodéfense, ils ressemblent étrangement à des corps tiraillés par les douleurs de la vie, à des individus sans conscience qui se laisseraient manipuler par les autres, serrer dans les bras ou jeter à terre. »

 

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Poésie aiguisée à l'hospice

De petites bourses, couleur rouge, parsèment un sol, immaculé de poudre de cire servant à la conservation. Ces petits sacs contiennent une sélection de plantes destinées à la reproduction. Une étiquette nomme la contenance (description de la plante, vertus…) son mode d’emploi (infusion, bain, suppositoire…). Ces recettes proviennent de l’apothicairerie et de livres anciens du Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun. Déjà, un ordre ancien s’insinue dans et pour la reproduction (nettoyage de la matrice, accroissement de la semence…) le tout présenté dans une grande délicatesse teintée de sensualité et d’érotisme. Trois composants essentiels de la pharmacopée, le sucre, le miel et l’huile emplissent trois bols de verre disposés sur un guéridon. Ces liants évoquent les saveurs et font venir « l’eau à la bouche ». Le dessin du sol de cire devient l’ombre évanescente de chacune de ces bourses pendues traversant un lit d’enfant.

La pression érotique est très forte et s’évanouit dans la douceur rose de la matière de ces glandes réunies en une guirlande qui vient doucement reposer sur le sol. Le lit quant à lui est surdimensionné et nous fait face. Lit dont les barreaux rappellent ceux d’un parc pour enfant. Espace de jeux mais également aussi de surveillance. Ce nouvel espace a déjà été l’objet d’œuvres antérieures de Morgane Le Guillan. Après les « tapis » (2000), un « Parc » (2002) apparaît. A l’intérieur sont disposées, tels des jouets pour enfants aux couleurs douces et attrayantes, ces masses hybrides d’où naissent des protubérances, des excroissances. Ces pustules phalliques peuvent se terminer par des ouvertures comme autant de bouches ou cavités : animaux fantastiques, naissances de dinosaures acéphales dont la texture élastique évoque celle de la peau ou celle de la coque des cellules ou de l’ovule subissant les assauts des spermatozoïdes. En 2003, un parc se retrouve à plat (dessin) et rien ne semble pouvoir retenir la prolifération de ces naissances exubérantes.

Ici, le lit est traversé simplement en son socle, sommier/matelas dont la texture et la couleur rappellent celle de la peau, par cette guirlande de glandes. Cette fois, le tissu n’est pas simplement déformé mais percé. Guirlande d’intestins ou grosses gouttes de rosée viennent traverser cette membrane.

En 1999, Morgane Le Guillan réalisait une enveloppe appelée « Tore ». Elle faisait appel au corps sans organe. Membrane sans fonction précise où le(s) corps réel(s) peut(vent) manipuler, jouer, traverser… transmuer.

Une autre suspension dans l’espace se retrouve dans la pièce intitulée « Substituts ».
Sept dessins présentés viennent valider ces formes suspendues. De facture scientifique, ils se composent d’éléments naturels et organiques. Parfois des coupes vérifient, accusent la teneur du discours. Les différents mixages créent une seule forme. Chaque dessin représente une entité. Le trait noir de description s’oppose lui aussi aux couleurs tendres de ces formes suspendues. Il accuse le pouvoir d’enseignement. Il joue de la séduction entre la ressemblance en instaurant la classification.

Les entités sont suspendues donc. Chacune individuellement, elles organisent une masse, sorte de plante qui évoque autant de glandes odorantes sucrées et fondantes par leurs textures et leurs couleurs. Au sol une forme ovoïde de même texture donne l’ombre ou l’enveloppe ou le dessin d’une gélule pharmaceutique dont le contenu se serait évaporé pour laisser place à un élément d’intérieur (tapis). Image lisse et bien pensante du confort. Produit proposé pour l’habitat ; raffiné, luxueux, séduisant, efficace et pervers aussi. Il induit le contrôle du désir pour l’acquisition (achat).

Déjà, le « lit rose » de 1998 proposait une structure en métal pliable (facilité de rangement) indiquant trois cavités formées dans le sommier/matelas rose. Ce dernier, une fois déplié présente trois protubérances telles des verges naissantes issues des profondeurs des vulves.

Dans l’exposition intitulée « Quid pro quod » (1) un meuble « l’officine », étagère qui se réfère aux pharmacies anciennes, présente un alignement de bocaux. On retrouve le propos du « Supermarché » de 1996, où Morgane Le Guillan s’interrogeait déjà sur le corps en devenir, l’évolution scientifique (biologie, microbiologie, hybridations, manipulations génétiques…) et donnait à voir des spermatozoïdes en bocaux.

Au Musée de l’Hospice Saint-Roch, les bocaux sont vides. Les étiquettes quant à elles nomment des extraits d’un livre de Roland Barthes : « Fragments d’un discours amoureux ». Ce qui se compose à la lecture est un corps qui naît presque au toucher. Un corps recherché qui palpite. Un corps rêvé, idéalisé qui s’évanouit dans la pensée. Le texte est morcelé, rythmé par la succession des récipients et des étagères devenues lignes. Il chute à la dernière tablette.

La présentation de cette pièce sous tend l’intrusion de la médecine pour entreprendre la gestion des corps. L’icône irréelle d’aujourd’hui (publicité) n’est-elle pas la représentation de ce corps érigé qui pousse le corps réel dans la souffrance ou la chirurgie esthétique…

Morgane Le Guillan joue du scientifique et du politique dans une proposition imagée et métaphorique. Avec une attention aiguisée, avec saveur (humour), elle joue des artifices. Dans le propos, rien de centré ni de didactique : tout reste ouvert. Elle retrouve Roland Barthes pour qui (2) : « le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement et que tout classement est oppressif… »
« Parler, (…) ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir. (…) la langue, comme performance de tout langage n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste…
(…) il ne nous reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors pouvoir… »

Pour conclure, on peut citer le titre donné par Morgane Le Guillan à la pièce exposée, citée précédemment : « Mon amour pour vous est intact ».

 

Jacques Victor Giraud (2005)

  1. Quid pro quod, terme latin signifiant ceci à la place de cela (les apothicaires ne possédaient pas toujours les produits prescrits par les médecins, ils devaient donc les remplacer par d’autres figurant dans la liste des quiproquos)
  2. Extraits de la leçon inaugurale (7 janvier 1977) de Roland Barthes élu au collège de France à la chaire, nouvellement créée, de sémiologie littéraire.

 

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Quid Pro Quod*

Fascinée par l’évolution scientifique, Morgane Le Guillan s’interroge depuis près de dix ans sur le corps en devenir et ces manipulations outrancières. C’est donc avec une certaine diligence que l’artiste s’est insinuée dans les salles du Musée de l’Hospice Saint-Roch et dans les livres anciens pour y puiser la matière de ces nouvelles installations.

Interpellée par l’atmosphère à la fois inquiétante et enchanteresse de l’apothicairerie, elle nous présente un « Jardin des simples » un peu particulier, à l’ambiance d’alcôve, sorte de boudoir où se jouent des histoires entremêlées autour de l’intime. Ici, seules les plantes ayant pour vertu d’aider à la reproduction sont conservées. Enfermés dans de petites bourses, les simples sont comme des objets précieux reposant sur un lit de cire. Trônant sur ce parterre immaculé, un guéridon, table de préparation où sont disposés divers éléments, divers ingrédients. Le sucre, l’huile et le miel, trois composants essentiels de l’apothicairerie, trois ingrédients chargés de sensualité et d’érotisme. Et puis, accrochées aux plis des bourses, ces recettes d’un autre temps, recettes improbables laissant transparaître des pratiques parfois inquiétantes, ambiguës et souvent dérisoires. Des croyances aujourd’hui fanées, mais qui interrogent notre position face aux avancées pharmaceutiques. C’est bien d’envoûtement et de séduction qu’il s’agit ici.

Incrustée de flacons, « l’officine » quant à elle se réfère aux pharmacies anciennes avec leurs étagères en bois, flanquées de bocaux, flacons et autres contenants aux contenus énigmatiques. Flacons vides, seules les étiquettes pourraient nous renseigner sur leur contenu. Mais il n’en est rien. Les étiquettes défilent des extraits d’un livre de Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux ». Quelqu’un parle. Parle d’un corps à venir, d’un corps espéré, recherché, rêvé, idéalisé.
Habituellement, le corps présenté en flacon ou tout autre récipient voué à l’étude, est un corps monstrueux, difforme, c’est le corps des monstres de foire, celui des cabinets de curiosités.
Ici, pas de corps dans les flacons, pas de monstre, pas de difformité. Le corps est absent. Uniquement évoqué par ce locuteur qui parle d’un autre attendu, aimé, fantasmé… Mais non moins monstrueux. Un malaise, inévitablement, s’instaure. Une tension. L’attente de ce corps est froide, clinique, aseptisée. Le texte, haché, découpé, morcelé, à l’image de cet autre désiré.

Toujours en rapport avec l’univers de la pharmacologie, les « Substituts » nous offrent une vision plus proche des anciens travaux de Morgane Le Guillan. Masses hybrides et polymorphes, les « Substituts » sont suspendus au plafond par des ficelles, tels des simples. L’artiste évoquera la genèse de ces formes, les calices, graines et autres pistils, éléments utilisés dans l’industrie pharmaceutique. Mais de la genèse des formes à leur « aboutissement », quelque chose de l’ordre de la mutation s’est produit. Eléments artificiels surdimensionnés, les « Substituts » ont une présence organique, tactile. Comme dans beaucoup de ses travaux, l’indéterminé est récurrent. Ses objets vont à l’encontre d’une logique de l’identité et de l’appartenance. Le sens se dérobe constamment. Peut-être calice, peut-être poumon ou autre viscère, chacun peut y projeter ses propres associations personnelles. La prolifération métaphorique venant dès lors envelopper l’objet dans la temporalité du fantasme.

De fantasme, il est encore question dans « Mon amour pour vous est intact ». Titre ambigu pour une œuvre en tension entre l’attraction et la répulsion. Un lit parc démesuré nous fait face. Ordinairement utilisé pour les enfants dans les hôpitaux, celui-ci pourrait recevoir le corps d’un adulte. Froid et clinique, comme la plupart des structures réalisées par l’artiste, il a en guise de matelas une surface de texture et de couleur semblable à la peau. Perçant cette dernière, une guirlande aux formes glandulaires s’agglutine au sol. Rhizomes ou entrailles ? Construction ou destruction ? Altruisme ou humour noir ? Dualité complexe qui pose inlassablement la question du sens, incessante parce que l’artiste ne propose jamais de solution définitive.

M.L.
Janvier 2005

 

*Quid pro quod, terme latin signifiant ceci à la place de cela.
Les apothicaires ne possédaient pas toujours les produits prescrits par les médecins, ils devaient donc les remplacer par d’autres figurant dans la liste des quiproquos.