image vertige

L’œuvre de Morgane Le Guillan trouve ses points d’ancrage dans une veine actuelle d’artistes portant une réflexion sur le destin du corps, motivée par une évolution scientifique où l’image du corps glorieux et entité close se dissipe au profit d’une déchirure béante vers le corps biologique, mécanisé, fantasmé, en perte de lui-même.

Initialement portée par un regard critique envers la démesure productiviste propre à l’ère de la consommation de masse, Morgane Le Guillan reste fidèle à ses questionnements initiaux sur la place préservée à l’individualité et à la construction identitaire dans cette société du progrès, tout en les abordant de manière moins frontale, engagée depuis une dizaine d’années dans une « recherche plus intuitive » des formes et des matières organiques.

A l’instar des propositions plastiques de l’artiste Bernard Lallemand, l’univers de Morgane Le Guillan emploie mais dépasse un langage global sur les limites du corps organique et identitaire pour plonger à même le corps sensible qui s’explore de l’intérieur. Dans ses pièces, une communication de sens s’engage entre l’intériorité et l’extériorité du corps ne pouvant alors plus se résumer à un organisme préétabli. Cette prise de liberté révélatrice dans l’agencement du corps fait directement écho au « corps sans organes » amené par Artaud et développé par Deleuze quant à l’étude de l’œuvre de Bacon : un corps qui, afin d’atteindre une unité de rythme, doit se délester de l’organisation primaire du corps vécu pour plonger dans le chaos, seul garant de l’avènement du « corps intensif », du corps-sensation. Chez Bacon, « la chair remplace les organes, le visage la tête » pour que celui qui regarde ne voit plus un amas de chair figé devant lui mais bien la chair, sa propre chair, en train d’être parcourue par cette onde sensible qui l’anime, la rend à la vie en train d’agir. Si cruauté il y a dans l’acte de rendre au visible ce qui nous habite de l’intérieur, alors elle ne se situe pas dans la représentation fidèle de cette réalité mais dans « l’action des forces sur le corps, ou la sensation (le contraire du sensationnel) », cruauté de la dissemblance qui se fait la ressemblance la plus cruelle.

Morgane Le Guillan use de cette inquiétante évocation, plus habile que toute image trop réaliste, trop exhibitionniste quant au corps biologique que nous sommes. Les objets qu’elle réalise se défendent de toute catégorisation, de tout caractère fonctionnel et définitif. C’est dans « l’indécidabilité » que se déploient les forces mises en jeu dans ses objets ayant peut-être pour seule attribution fixe d’être chaque fois le déclencheur qui ouvrira vers la possibilité suivante. Peut naître alors un sentiment de prolongement du corps réel parce qu’il est ressenti en pleine palpitation, en plein devenir, avec cette intensité organique et émotive dont l’authenticité demeure dans l’impossibilité de la représentation.

Seule une croyance viscérale en la transgression comme réalité telle que peuvent l’envisager -certes avec tout ce qui par ailleurs les sépare- Bataille ou Bellmer, permet l’engagement dans une œuvre qui n’existe que parce qu’elle est toujours questionnée et où, en définitive, seuls comptent la mise en relation des éléments qui la composent et le processus de travail qu’ils incarnent. Une formule reprise par Hans Bellmer en conclusion de son chapitre sur « les images du moi » dans l’anatomie de l’image rend au plus juste ce qui est en jeu dans ce mouvement paradoxal vers la forme : « L’opposition est nécessaire afin que les choses soient et que se forme une réalité troisième ».

Les œuvres de Morgane Le Guillan s’inscrivent dans la lignée de « l’extraversion » et de l’« anagramme » selon Bellmer : un mouvement du dedans vers le dehors où tout est visible et ouvert, sans frontière aucune et en relation constante ; et une fragmentation offrant d’infinies combinaisons qui subliment le corps dans tous ses états. Cette appréhension du corps si atypique prend notamment effet au travers des objets constituant l’œuvre intitulée Tores (1999). Ils se présentent comme d’énormes orifices inscrits dans une inversion sans début ni fin et dont l’ambivalence sexuelle se fait activateur de fantasmes sans limites. L’importance accordée à l’ouverture en même temps qu’à l’indétermination ménage dans l’œuvre de Morgane Le Guillan une part de mystère faisant systématiquement vibrer la corde sensible de l’imaginaire.

Cette distorsion du réel est d’autant plus efficiente que l’artiste s’attache à référencer la forme à défaut de vouloir la définir, la majorité de ses œuvres recelant de nombreuses connotations : « corporelles, sexuelles, ludiques, cellulaires, virales, animales, etc. ». Cette récurrence dans les repères qu’elle accorde à son public participe de l’effet de trouble que provoque ensuite leur détournement. Ils constituent la base concrète d’un langage faisant de la transformation du réel une métaphore qui le questionne, l’éprouve de l’intérieur.

Ce langage de la (per)mutabilité rend possible une continuité avec l’environnement dans lequel sont placés les objets, y compris avec le spectateur. Les pièces dialoguent entre elles au fil du processus, mais elles renvoient également à l’autre, corps-spectateur, corps-explorateur qui par son expérience de l’œuvre rend effective dans l’espace d’exposition la transformation contenue à même la plasticité de l’objet. Ce dernier oscille ainsi de manière permanente entre une apparente autonomie et un état de toujours en travail auquel participe le corps-sensation du public rendu à la fois témoin et acteur de ce devenir. L’œuvre Connexions (2000) évoque ensemble l’idée d’un prolongement du corps et la recherche d’agencements inédits dans les rapports du corps à l’altérité. L’artiste explore à nouveau ce questionnement identitaire par une nouvelle configuration du corps dans la série photographique "Vertige".

Là où Bernard Lallemand fait appel à l’appareillage pour investir le corps de ses nombreux autres possibles, Morgane Le Guillan agit à même la matière qu’elle malaxe, malmène, déforme, fragmente pour exprimer un corps en perpétuel devenir. La transformation continue fait partie intégrante de ce corps jamais livré en l’état mais traduit en un terrain de jeu des formes et des sens qui perturbe par l’attraction qu’il provoque tout en maintenant son caractère répulsif.

L’emploi de matériaux tels que le silicone, la mousse ou le latex affirme une volonté de produire des objets directement référencés au domaine médical et permet une grande liberté de manipulation, de transport, de transformation. Associé au choix des formes, des textures et des couleurs, cet emploi engage le spectateur dans un dispositif de mise en tension vis-à-vis de l’objet regardé. Ici se détermine la notion de jeu ambigu très présente dans l’œuvre de Morgane Le Guillan, un jeu d’attraction-répulsion enclenché par l’aspect séduisant attribué à des éléments aux résonances peu engageantes, parfois même angoissantes. Cette indétermination délibérée, proche du piège, fait de nouveau écho au pouvoir de l’informe traité par Bataille qui défend un rapport plus probant, par comparaison à la représentation fidèle du corps, de la dissemblance évocatrice dans un processus d’identification douloureux de celui qui regarde.

Les pièces de Morgane Le Guillan inspirent cette inquiétante étrangeté que la sculpture et l’installation rendent sensible et palpable. Elles investissent le corps du spectateur d’une zone de trouble entre l’attraction charnelle et le malaise ressenti devant le caractère intrusif d’un corps étranger : appâts quelque peu menaçants qui ne vont pas sans rappeler le pod de David Cronenberg dans son film Existenz (1999). Le regardeur se trouve pris dans ce dilemme d’un désir activé par une invitation au tactile que l’interdiction de toucher et les connotations répulsives des objets réfrènent. Dans ses œuvres Lit rose (1998) et mon amour pour vous est intact (2004), des formes sensuelles, presque charnelles côtoient la froideur métallique d’éléments aseptisés qui « renvoient directement à l’emplacement et à la position du corps, ainsi qu’à diverses fonctions et activités ».

Cette ambiguïté que l’œuvre de Morgane Le Guillan partage avec les sculptures de Léo Delarue et sublimée dans l’esthétique si unique de Matthew Barney, participe de la notion de temps investie dans le dispositif d’exposition : les éléments grouillent, se répondent, débordent les limites de l’évidence et le mouvement de recul qui succède à l’attirance préserve d’une lecture trop aisée des œuvres. Le trouble force la durée du regard parce qu’il attise la curiosité où se mêlent « affinités et incompréhension », allant jusqu’à l’expression de sentiments extrêmes, parfois viscéraux, aussi paradoxaux que la convoitise et le rejet.

Le festin (2006) déploie dans l’espace l’apogée de cette intensité émotionnelle issue d’une résistance contradictoire. Il illustre un autre paramètre essentiel dans ce jeu du désir engagé par l’artiste : la séduction autant que la cruauté du réel ne peuvent coexister que dans l’humour, un humour grinçant, noir dont la perspicacité enchante autant que la lucidité meurtrit. Cette ironie du décalage se manifeste entre autre dans les titres des œuvres, une part essentielle du dispositif qui met à l’épreuve le visiteur. Ainsi sont inscrites des touches de poésie sur de séduisants étalages de viscères comme Le festin, mon amour pour vous est intact ou en attendant (2007).

Morgane le Guillan use de « tous ses charmes » pour reformuler sans cesse l’indicible angoisse de la perte de soi face à la béance et au morcellement de l’identité vécus dans le marasme insensé que génère la fulgurance de l’avancée scientifique. Ses dessins, sculptures, installations et photographies énoncent chaque fois une nouvelle proposition pour penser cette perte et la déjouer par un rapport au monde et à soi qui vient ébranler la réalité aliénante en offrant la vivifiante alternative de pouvoir se définir dans l’impossible : « L’objet identique à lui-même reste sans réalité ».

S.Dauget, 2009